La prétendue « bague du Dauphin Guigues » :
un faux flagrant.
Paul Laruche. Mr de Coligny, vous êtes informé d'une exposition qui se tient à Grenoble, au musée de l'ancien Evêché, autour de « la mystérieuse bague du dauphin Guigues VIII », du 21 juin au 28 octobre. Vous m'avez dit hier, au téléphone, que vous en connaissiez bien l'histoire. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Roch de Coligny. Oui, en effet, cette bague, j'en connais bien l'histoire, toute l'histoire... J'ai lu hier, sur l'internet, la présentation qui en a été faite par le musée de Grenoble. A en croire cette présentation, il s'agit d'une « découverte » « par un collectionneur britannique», découverte qui serait « une surprise et un événement ». L'article publié sur l'internet ajoute ceci : « Présentée pour la première fois en France depuis sa redécouverte à Paris dans les années 2010, elle est perçue par les spécialistes comme une pièce rare au sein des collections françaises». Cette présentation est touchante de naïveté, on est en plein conte de fées, voire en plein rêve ! Pensez donc : en 2010, on redécouvre à Paris la bague du Dauphin Guigues VIII (1309-13333). Ce serait merveilleux si c'était vrai. Mais le réveil après le rêve sera difficile. En effet, cette bague est un objet de fabrication récente. Quand je dis "récent", je veux dire "moins de quinze ans" ! Cette bague est fausse et archi-fausse. C'est un faux, fait pour tromper un acheteur riche mais ignare, dans le but de lui escroquer une bonne somme d'argent.
PL. Votre affirmation est lourde....
RC. Oui, elle est lourde ... Plus exactement, elle est grave en soi, et lourde de conséquences. C'est en effet une chose gravissime de fabriquer et de vendre un faux, et les conséquences en sont lourdes à la fois pour l'acheteur escroqué et pour les musées qui admettent de tels faux parmi leurs collections.
PL. Mais sur quoi vous fondez-vous pour affirmer le caractère faux de cette bague ?
RC. Cela fait longtemps que j'étudie les bagues et les sceaux historiques. Mon expertise se fonde sur le regard, qui se lie immédiatement à la mémoire acquise et à la science constituée dans mon esprit. Mais indépendamment de cela, il suffit de regarder les photographies publiées sur internet : cette bague sent le faux à des kilomètres ! On n'est pas dans le "faux parfait" qui pourrait tromper un vrai connaisseur, on est dans le faux grossier à tous points de vue ! L'inscription est fausse sous plusieurs angles, à commencer par le texte et la graphie. Ensuite, le camée d'agathe n'a aucune crédiblité historique !
PL. Pourtant, cette bague a été examinée par des spécialistes...
RC. Ah oui ? et lesquels ??? Le musée de Grenoble ne donne aucun nom de spécialistes ... C'est bien commode de se couvrir ainsi d'une renommée factice et anonyme ! Les pauvres conservateurs de Grenoble sont tombés dans le même panneau que le collectionneur britannique. Bon, je me dis qu'ils sont bien excusables... vous savez, mettez-vous à leur place : conservateurs d'un musée un peu "obscur", un beau jour on leur présente la bague d'un de leurs anciens souverains médiévaux, le dauphin Guigues ! Immédiatement, le cœur a dû leur en battre à vive force dans la poitirine ! Et cela a courtcircuité leur jugement. D'emblée ils sont partis sur une fausse piste, et ensuite, pour revenir en arrière et reconnaître son erreur, ce n'est pas évident. En revanche, je pense que ces conservateurs auraient dû faire quelques recherches sur la provenance de cette bague : pensez-vous qu'il soit possible qu'un tel bijou "naisse de rien", à Paris, en 2010 ? Depuis sept siècles qu'il se serait transmis, il aurait bien laissé des traces dans des inventaires de successions ou de collection, non ?
PL. Il n'y a aucune trace de cette bague dans l'histoire ?
RC. Aucune ! et pour la bonne et simple raison que cette bague a été fabriquée (je dis bien : FA-BRI-QUÉE) au XXIe siècle !
PL. Comment pouvez-vous dire cela aussi catégoriquement ?
RC. Ecoutez, ouvrez bien vos oreilles ! Dans les années 2005, il y avait un grand marchand, prénommé Guy, et amateur de bagues historiques. Une personne de sa connaissance fit fabriquer cette bague, en Allemagne, dans le but de la "fourguer" à Guy. Cette personne pensait en effet que la similitude du nom "Guy" avec "Guigues" pourrait décider le marchand Guy a acquérir cette bague. Pour une raison que j'ignore, cette bague ne fut pas acquise par Guy : probablement ne crut-il pas dans son authenticité. Elle se retrouva chez un marchand néerlandais, qui la vendit pour cinq mille euros (en espèces...), lors de la brocante de Bastille, à un marchand parisien, R. Ce marchand R. la revendit (on m'a dit pour 50 000 euros) à un collectionneur britannique, lequel l'expose maintenant au musée de Grenoble. Comme vous voyez, la boucle est bouclée. En moins de quinze ans, on transforme un faux grossier en un « joyau médiéval » (c'est le titre de l'exposition) !
PL. J'en reste bouche bée... Ce n'est pas très professionnel pour le journaliste que je suis ... Mais, ce genre de fabrication, comme vous dîtes, est-ce fréquent ?
RC. Plus qu'on ne croit. Bien plus ! Même les plus grands spécialistes s'y trompent.... Pour rester dans la proximité de la pseudo-bague du Dauphin, savez-vous que vient de paraître récemment un ouvrage sur les bagues médiévales, écrit par une éminente spécialiste, et dont la couverture représente une bague aussi fausse que celle du Dauphin, car fabriquée par le même atelier allemand et mise sur le marché par le même marchand néerlandais ?! On n'est pas au bout de nos surprises...
PL. Votre métier est rendu plus difficile par l'abondance des faux, si je comprends bien ?
RC. Oui et non. Détecter les faux est une partie seulement de mon métier, heureusement. La plupart des objets dont je m'occupe sont vrais, et purs de toute forgerie. Ce qui est le plus difficile, parfois, c'est d'avoir raison contre tout le monde, dans ce sens qu'il m'arrive tantôt de donner "bon" un objet décrié (par exemple, le sceau de Villich, vendu en 2015, décrié par les "spécialistes" comme étant un faux, mais reconnu comme vrai par un laboratoire scientifique), tantôt de dénoncer comme faux un objet considéré comme vrai (comme la pseudo-bague du Dauphin). Le vrai problème commence avec les faux "parfaits". Et il y en a !
PL. Pour revenir à la bague du Dauphin, que conseillez-vous au musée de Grenoble ?
RC. Je n'ai pas à les conseiller. Mais pour la réputation de ce musée, et des autres musées en général, il ne faut pas hésiter à faire machine arrière, c'est-à-dire à maintenir l'exposition tout en présentant la bague comme une forgerie ...
Paris, 26 juin 2018.
PS : en raison des nombreux appels téléphoniques qui ont suivi la publication du présent entretien, nous ne répondrons qu'aux emails, et à la condition que l'envoyeur se sera clairement identifié..
Liens vers l'affiche de l'exposition :
Second entretien de Paul Laruche avec Roch de Coligny
Paul Laruche. Mr de Coligny, vous avez souhaité apporter quelques précisions à notre premier entretien...
RC. Oui, car depuis, j'ai trouvé sur l'internet un article qui nomme le collectionneur anglais, M. Jeffrey Cadby, propriétaire de cette bague. Cet article est très révélateur de la façon dont M. Cadby s'est fait "entourlouper" par l'antiquaire. Voici le récit : « Chez un petit antiquaire vendant principalement des armes d’époque, se trouvait une mince collection de bijoux : au milieu, la fameuse bague de Guigues VIII. Remarquant la singularité de cette bague, Jeffrey Cadby demanda immédiatement des informations sur sa provenance à l’antiquaire, qui resta très évasif. À travers son prix et le manque d’informations donné par le propriétaire de la boutique sur l’objet, le Britannique comprend que l’antiquaire ne sait pas qu’il a en sa possession une bague à grande charge historique. »
Il faut savoir que l'antiquaire en question n'était pas un "petit antiquaire" : c'était au contraire un grand marchand, le principal sur la place de Paris pour sa spécialité. Il tenait deux boutiques au "Louvre des Antiquaires", où il vendait des armes anciennes, des souvenirs napoléoniens, des objets médiévaux et du "militaria". Ce n'était pas un oisillon de la dernière couvée, mais plutôt un renard madré et finaud. Il savait parfaitement la nature de ce qu'il vendait, et jamais il n'aurait lâché pour cinq ou cinquante mille euros une bague authentique d'un souverain médiéval !
Le récit que fait M. Cadby est typique d'une personne qui n'a rien compris à l'organisation du "piège commercial" mis en place par un certain nombre des marchands. Il faut savoir qu'en général, ce genre de piège, destiné à vendre un objet faux, est constitué de trois éléments manigancés par le marchand (antiquaire, brocanteur, pucier ou autre) : primo, le fait de "noyer" l'objet parmi un fatras de bricoles, secundo faire mine de ne rien savoir sur l'objet («je n'ai pas eu le temps de chercher ... je n'y connais rien ..., je viens juste de l'avoir dans une succession ... »), tertio indiquer un prix très bas. Cela laisse à l'acheteur potentiel tout l'espace mental pour créer son rêve : il va fantasmer sur l'objet, il va penser que l'antiquaire est un imbécile qui ne connaît pas ce qu'il vend, il va rêver à la plus-value qu'il fera s'il le revend un jour etc. Et pour peu qu'on soit de nature à suivre son imagination plus que sa raison, sitôt que l'on a embrayé dans ce "trip", on s'accroche, on s'agrippe et finalement on achète l'objet. Sitôt que l'achat est fait, les deux parties sont satisfaites chacune d'elle-même : l'acheteur se dit « quel imbécile, cet antiquaire, il m'a vendu cette bague sans rien savoir », et l'antiquaire pense « quel idiot, ce mec : j'ai réussi à lui refourguer cette m... ». Mais en réalité, dans ce genre d'affaire, l'acheteur est bien un idiot, alors que l'antiquaire est un bandit fûté.
PL. Vous pensez que la transaction s'est déroulée ainsi ?
RC. Oui, le récit donné par M. Cadby est clair comme de l'eau de roche ! La dernière phrase de l'article est très révélatrice (« À travers son prix et le manque d’informations donné par le propriétaire de la boutique sur l’objet, le Britannique comprend que l’antiquaire ne sait pas qu’il a en sa possession une bague à grande charge historique »). Ce collectionneur anglais est tombé en plein dans le piège ! Et le pire, c'est que, dans le cas où l'acheteur regrette son achat, il ne pourra jamais se retourner contre le marchand. En effet, celui-ci n'a jamais dit que la chose était authentique ! il n'a jamais rien affirmé de faux ! il a simplement joué le benêt et laissé l'acheteur tisser son rêve. Mais le plus benêt des deux, c'est bien l'acheteur. Juridiquement, au civil comme au pénal, le marchand est inattaquable : souvent, c'est l'acheteur lui-même qui propose de payer en espèces, pour réduire à néant toute preuve de transaction au cas où le marchand se repentirait de la vente. Vous voyez la perversité de ce piège ? Dans la vie, il ne faut jamais prendre les gens pour des idiots : on n'est jamais exact dans la jauge de la c.....rie, souvent les gens sont bien plus idiots qu'on ne croit, parfois ils le sont moins, mais dans les deux cas on se fait avoir ! En revanche, on se trompe peu, dans certains milieux, en adoptant dans les affaires le préjugé de l'escroquerie systématique. A force d'ouvrir les yeux, j'ai formulé mon expérience par une maxime en latin macaronique, inspirée d'une célèbre maxime issue des Saintes Ecritures ("omnia vanitas", tout est vanité) et forgée à partir d'un terme argotique moderne : OMNIA ARNAQUA, tout est arnaque. M. Cabdy eût été bien inspiré de se méfier des chattemites de l'antiquaire du Louvre, comme autrefois on conseillait aux soldats de se méfier des « patenôtres du connétable » (vous savez, il paraît que le connétable de Montmorency, entre deux prières marmonnées dans sa barbe, prononçait des condamnations à la pendaison, puis reprenait mine de rien ses dévotions).
PL. Selon vous, ce collectionneur anglais s'est donc fait avoir dans les grandes largeurs ?
RC. Grave. Le pauvre... Mais là où je le plains davantage, ce n'est pas d'avoir perdu cinq, dix ou même cinquante mille euros, c'est plutôt d'avoir sacrifié plusieurs années de sa vie à poursuivre son rêve, dont il n'est toujours pas revenu. Il y a une véritable psychologie de l'acheteur floué : au fond de lui, il se refuse à accepter l'humiliation intérieure que provoquerait la reconnaissance de son erreur, il la refoule donc dans son subconscient et il va donc dépenser une énergie folle pour poursuivre dans l'axe de son erreur, pour trouver les meilleures justifications du monde, au point parfois de devenir paranoïaque et de croire que toute personne qui voudrait lui faire entendre raison est un jaloux, un escroc ou un voleur. Je ne pense pas que M. Cadby en soit arrivé là, mais je connais une personne qui est devenue ainsi, et qui a vécu les trente dernières années de sa vie à tenter de prouver que telle peinture qu'il avait acquise aux puces, était d'Edouard Manet : obsédé par cette affaire, il oscillait entre des phases de violence mentale et sociale, et des phases de victimisation pleurnicharde. Il lui eût suffit de reconnaître son erreur initiale pour recouvrer la santé mentale, mais il est mort dans son délire trentenaire...
PL. Bon, cette bague ... Irez-vous visiter l'exposition à Grenoble ?
RC. Je n'en ai point l'intention. Et l'eussè-je nourri, je pense que je m'en détournerai. Rien ne me révolte plus que l'imposture, sinon l'imagination érigée au rang de vérité historique. Et si je puis en juger par une vidéo que je viens de voir sur dailymotion, je vous donnerai le lien, les bonnes gens du musée de Grenoble ont atteint certains sommets ... A un moment [ICI, à 01:37], on voit un panneau de l'exposition indiquant, en grandes lettres d'or sur fond d'azur : « Et si l'anneau de la bague provenait du trésor des Templiers ? ». Cette idée pour le moins saugrenue, en fait carrément farfelue, est probablement née du constat que l'anneau de ladite bague porte deux croix aux branches évasées ... En synthèse, cette exposition a atteint le paroxysme névrotique de "mai 68" : l'imagination a pris le pouvoir, et la raison a été chassée. C'est la décomposition de l'intelligence. Ce musée ambitionne-t-il de devenir une sorte de disneyland à la dauphinoise, un "delfiland" ? Autour d'une bague fausse, on a brodé des théories absurdes, et on expose l'ensemble dans l'espoir d'attirer les visiteurs pour leur faire gober un ragoût que même les "rennologues" ou "sauniéristes" les plus abracadabrantesques recracheraient !
PL. Pour compenser les excès de l'imagination, faudrait-il que cette bague soit examinée par un groupe d'experts indépendants ?
RC. Pourquoi pas ? Ou tout simplement, il faudrait demander à des conservateurs de grands musées, qui savent distinguer le faux de l'authentique. Mais la question, comme je vous l'ai dit, n'est pas si délicate à trancher. La fausseté est manifeste, flagrante, évidente. Il n'y a pas le moindre doute, d'autant plus que je sais comment, quand, par qui et pourquoi cette bague a été fabriquée. Mais vous avez raison, l'avis de vrais experts (là, on peut soulever tout un débat ...) est important. Prendre de tels avis, c'est ce que le musée de Grenoble aurait dû faire, préalablement à tout. Peut-être cela a-t-il été fait, ou bien par M. Cadby. Il est possible, d'ailleurs, que M. Cadby, qui est de toute bonne foi dans cette affaire, se soit heurté à des experts qui n'ont pas voulu ou su se prononcer. Je ne veux pas entrer ici dans la question de l'expertise telle qu'elle se pratique en France, mais parfois il est fort malaisé, pour un particulier, d'obtenir des experts qu'ils fournissent, et par écrit !, des informations certaines et non équivoques.
PL. Ce sera peut-être l'objet d'un prochain entretien ?
RC. Si Dieu le veut ! Mais on n'est pas sorti de l'auberge ...
Paris, 27 juin 2018.
Les deux erreurs majeures du faussaire
La fausseté de cette bague se déduit de plusieurs critères, issus de plusieurs sortes d'analyse. Mais à ne regarder que la graphie, nous relevons deux erreurs majeures dans la conception (sans parler de la mauvaise exécution) :
1) la coexistence des deux formes (U et V) de la même lettre capitale : GUIGO DALPHINVS.
2) la présence d'un H capital "à angle droit", dans le mot DALPHINUS. Dans tous les sceaux des Dauphins, ainsi que dans les autres inscriptions de l'époque, le H capital de DALPHINUS est de forme "onciale" (ainsi, généralement, que tout autre H situé à l'intérieur d'un mot, par exemple ARCHIEPISCOPUS). On trouve parfois la forme "droite" en début de mot (par exemple : HVGO) ; mais dans les digrammes (CH, PH), le H a toujours la forme onciale.
Exemple du sceau de Guigues VII (le H oncial de DELPHINI est à 10 heures).